Dieu bénisse l’Amérique : la religion de la Maison blanche

FATH Sébastien, Dieu bénisse l’Amérique, la religion de la Maison-Blanche, Seuil, 2004

 Master « Sciences Sociales des Religions », 2017-2018

Prologue

« Imagine-t-on TF1 ou France Télévisions diffuser, en direct, une cérémonie annuelle montrant le gouvernement français en prière, au côté des principaux représentants religieux du pays ? Aux Etats-Unis, ce petit déjeuner (National prayer breakfast) bien particulier fait partie intégrante du paysage médiatique et civique. Si la prière à l’école est interdite depuis 1963 (par l’arrêt Abington School District v. Schempp), elle n’a en revanche jamais déserté l’arène politique ». Cette comparaison franco-étasunienne proposée par l’historien et sociologue Sébastien Fath, immerge le lecteur français dans les tréfonds d’une réflexion sur le politico-religieux contemporain : en tant que nation, comment composer avec sa force religieuse ? Ironiquement, cette citation nous indique déjà une voie plurielle, où les Etats-Unis cheminent originalement du point de vue français. C’est tout l’enjeu de la gestion sociale et politique du religieux qui est posée. En effet, partant du point de vue des sciences sociales des religions, Sébastien Fath, en qualité de chercheur au CNRS, stimule nos « à priori » en éclairant trois points saillants développés au long de neufs chapitres : les rapports entre religion, culture et société aux Etats-Unis, le protestantisme évangélique — dont il est par ailleurs un des spécialistes — et la religion civile étasunienne. Ces voies font échos à des réalités contemporaines telles que la mondialisation, la sécularisation, l’actuelle mutation des formes contemporaines du religieux, ou encore les spécificités que pose la culture protestante. Par ailleurs, ce travail de recherche est historiquement situé dans le temps : c’est deux mois après l’attentat du 11 septembre 2001 que Sébastien Fath, lors d’un séjour à Chicago, alors qu’il travaillait sur l’évangéliste Billy Graham, se pose ces problématiques. Ainsi, la crise irakienne, qui se cristallise aux alentours de 2002-2004, confirme cette nécessité de comprendre l’exécutif américain, sous l’angle des liens entre politique et religion. En plus d’être un apport pertinent au séminaire « Protestantisme et politique dans le monde » (Patrick Cabanel), l’ouvrage que nous analysons s’inscrit au coeur d’une recherche plus globale, publiée sous la forme d’une trilogie : Billy Graham, pape protestant en 2002 ; Dieu bénisse l’Amérique, la religion de la Maison-Blanche en 2004 et Militants de la Bible aux États-Unis, Évangéliques et fondamentalistes du Sud, la même année.

Les sources utilisées par Sébastien Fath sont diverses. Il s’appuie sur des ouvrages de sciences sociales, analysant les propositions théoriques de tel ou tel auteur. Il use tantôt de la presse américaine (New York Times, The Washington Post, Times, Newsweek), tantôt de la presse nationale française, qu’il utilise comme « observatoire extérieur aux Etats-Unis ». Aussi, Christianity Today, qui est l’un des mensuels protestants évangéliques les plus lus. Par ailleurs, il s’est attentionné à analyser la littérature des cercles du pouvoir washingtonien (tel que Project for a  New American Century, Progressive Policy Institute), mais également la production cinématographique hollywoodienne, à laquelle il donne une place particulière, nous le verrons, dans le cadre de son hypothèse de « néomessianité » des Etats-Unis. Dans ce cadre réflexif, nous tenterons 1) d’abord de comprendre la situation religieuse aux Etats-Unis, présentée par Sébastien Fath, au travers de la crise irakienne de 2003, de la religion civile et d’une présentation du mouvement évangélique. 2) Puis, nous rendrons compte de l’hypothèse centrale de l’ouvrage, à savoir le basculement de la Civil Religion américaine qui transformerait le « messianisme » étasunien en « néo-messianisme », où « l’Amérique elle-même tend à s’identifier au Messie ».

  1. Vers une compréhension de la situation religieuse aux Etats-Unis 

a) La crise irakienne de 2003 : une rupture dans les usages politiques ?

Le point de départ de l’ouvrage s’inscrit au sein d’une vive crise, celle de l’attaque de l’Irak par les Etats-Unis en 2003. Dans le cadre d’une « guerre préventive » développée par l’administration du président Georges W. Bush Jr — du fait d’une (fausse) preuve selon laquelle l’Irak pouvait utiliser des armes de destruction massive —, l’intervention de l’armée américano-britannique « Liberté pour l’Irak » provoque la chute du régime de Saddam Hussein. Or, Sébastien Fath montre que les observateurs ont alors souligné le rôle joué par la piété évangélique du président Bush Jr. « Cette immixtion de convictions religieuses dans les affaires du monde a souvent été présentée comme relativement nouvelle, marquant une rupture dans les usages politiques et diplomatiques ». Le problème se pose : l’affirmation paraît vraisemblable, compte-tenudes mentions fréquentes de Dieu dans les discours politiques, entourées par l’idée de « croisade contre l’Axe du Mal », fustigé par le président des Etats-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Mais comment l’analyser ? D’abord, Sébastien Fath met en exergue une statistique. 40% des citoyens étasuniens sont des « pratiquants réguliers ». Information intéressante. Alors que dans son ouvrage intitulé Le pèlerin et le converti, Danièle Hervieu Léger évoquait la préférence du modèle du « pèlerin » ou du « converti » à celui du « pratiquant » en France dans un cadre d’évanouissement de l’institution traditionnelle et de dissémination du religieux (oeuvre que nous avons analysée dans le cadre du séminaire « Sociologie des religions »), il apparaît pour le cas américain, que la « pratique » reste élevée.

Combiner cette population imprégnée de religiosité au « patriotisme exacerbé d’une nation traumatisée par le 11 septembre », produirait une vision d’un monde où les évènements ne sont pas dus au hasard, mais bien « par la main d’un Dieu juste et fidèle ». C’est ici le locataire de la maison blanche qui fait preuve de ce qu’on pourrait nommer « providentialisme calviniste ». Bien plus, ce Dieu est universel : les valeurs étasuniennes — d’après Fath, démocrates et républicains s’accordent sur ce point — valent pour le monde. Il est clair que Georges W. Bush Jr paraît singulier. A un journaliste lui demandant quel était son philosophe ou penseur favori, Bush réponds : « Christ, parce qu’il a changé mon coeur ». Illustre-t-il une innovation religieuse, où la Nation répondrait au « Allah Akhbar » du djihadisme un « God bless America », sous la forme d’un djihad à l’américaine? C’est en tout cas ce que laissent penser les observateurs français de la politique aux Etats-Unis. Cependant, Sébastien Fath démontre que la rhétorique politique américaine, au cours des dix années passée, s’illustrait déjà par le recours à la religion. L’appel à éclairer le monde remonterait même au XVIIème siècle (1630), avec le puritain et leader de la colonie de la baie du Massachusetts, John Winthrop. La première guerre en Irak de 1991 avait déjà provoqué une ribambelle d’allusions religieuses. En bref, la prétendue singularité du président Bush Jr indiquée par une majorité d’observateur est « bien relative, rappelant aux européens oublieux que si les Etats-Unis ont vigoureusement séparé les Eglises de l’Etat, ils n’ont jamais dissocié politique et religion. » C’est ici une toute autre conception des liens politico-religieux. Ainsi, comment le tableau religieux étasunien actuel est-il dépeint par Sébastien Fath ? S’inscrit-il facilement dans le cadre de la mondialisation, du foisonnement des pratiques religieuses communautaires depuis la deuxième moitié du XXème siècle ? Telles sont les réflexions poursuivies dans les chapitres suivants.

b) La Civil Religion américaine

Nous avons eu l’occasion d’aborder, dans le cadre du séminaire « Histoire et sociologie des protestantismes », la pensée d’Alexis de Tocqueville. Celui-ci avait déjà noté la vitalité religieuse outre-Atlantique, dépeinte par Sébastien Fath comme « une nation avec l’âme d’une Eglise ». Cependant, un débat s’inscrit au coeur de la compréhension de la situation religieuse d’un Etat. Alors que le « marché religieux » est dynamique, proposant un espace de compétition symbolique entre différentes offres de sens, dans quelle mesure cette « compétition » participe à la vitalité religieuse actuelle ? D’une part, des auteurs tels que Roger Finke et Rodney Stark considèrent que la diversité constitue le moteur fondamental de l’importance de la pratique religieuse. Ainsi, le corpus statistique qu’ils utilisent montrent que le niveau d’adhésion religieuse aux Etats-Unis ne cesse d’augmenter. D’autre, part, des auteur comme Steve Bruce voient plutôt cette variété d’options religieuses comme une voie d’affaiblissement de la pratique religieuse. Dans cette perspective, il remarque que le sud des Etats-Unis, moins confronté à la diversité des options religieuses, connaît un taux de pratique plus élevé. Sébastien Fath, lui, propose une voie intermédiaire, une sorte de réconciliation dialectique et sociologique de ces points de vue : les Eglises « sont parvenues à maintenir un haut niveau d’influence et de pratique en combinant une sécularisation interne qui les contraint à renoncer à leurs prétentions englobante, avec une adaptation réussie des logiques contemporaines du choix individuel ». Dans ce cadre, il est intéressant de constater les différences nationales en ce qui concerne le fondement de cette identité religieuse. Alors que l’Europe fabrique celle-ci en fonction du territoire (« cujus regio, ejus religio »), l’identité américaine s’est construite sur la pluralité et le choix individuel. En découle une conception différenciée de la politique. Sébastien Fath évoque le fait « qu’être Républicain, c’était s’émanciper de la religion », au moyen du « combat des deux France » (Emile Poulat), tandis que la contestation du système politique américain passe par la religion, à l’exemple des black churches, dont l’importance est capitale pour le mouvement des droits civiques. Cette réalité politique s’alimente du débat mais aussi de dérives populistes, ou encore, de conformisme de masse, avec le cas de la Bible Belt, au sud. Enfin, rappelons que « la religion soutient le système, mais sans jamais se confondre avec lui car elle accepte et revendique la séparation des Eglises et de l’Etat et renvoie toujours à un au delà du politique, un au delà du social, un espace d’utopie qui reste objet de foi, d’espérance ».

Du point de vue français, mais également américain, cette situation paraît paradoxale. Comment dire « le consensus au pays de la diversité » ? Comment façonner l’Etat, la politique, dans le cadre d’une prolifération des pratiques religieuses ? La réponse réside au sein de la religion civile. Celle-ci est fondée sur l’invocation d’un « Dieu culturellement situé mais confessionellement peu défini ». En quelque sorte, nous avons affaire à une religion générique qui créé l’identité collective. Jean Paul Willaime indique qu’elle « couvre les phénomènes de piété collective, les multiples façons dont se sacralise l’être ensemble d’une collectivité donnée ». Sébastien Fath met en lumière la Civil religion au travers de quatre variables clefs. D’abord, la référence aux racines WASP (White Anglo-Saxon Protestant), c’est-à-dire l’appel incantatoire des fondements mythifiée de la culture religieuse. Ainsi, sont officiellement développés des rituels tel que Thanksgiving. Chaque matin, avec le Pledge of Allegiance, tous les écoliers américains récitent ce serment : « Je fais serment d’allégeance au drapeau des Etats Unis d’Amérique et à la République qu’il représente, une nation devant Dieu avec liberté et justice pour tous ». Le second thème est celui de la foi et la prière. Nous en revenons ici à notre première citation, en introduction. Les prières publiques en politique sont habituelles, ritualisées. De manière complémentaire, a été instituée un jour national de prière, et un jour annuel de prière au petit-déjeuner avec le Président, où il convient de prier publiquement pour l’Amérique. Nous plongeons ici au coeur du lien entre protestantisme et politique aux Etats-Unis : alors que la prière apparaît privée en France, elle est « geste politique » outre-Atlantiques Le troisième thème majeur est celui de l’individualisme. La proclamation « In God We Trust » s’inscrit dans cette conviction, tout comme le Mémorial Day et la fête national du 4 juillet, qui célèbrent respectivement ceux qui sont mort pour l’Amérique, et l’Indépendance. Enfin, la quatrième variable proposée par Fath est celle du messianisme saupoudré d’optimisme. Dans ce cadre théorico-politique, jusqu’à la fin des années 1950, la Civil religion est principalement influencée par les Eglises protestantes mainline (unitariens, presbytérienns, épiscopaliens, pluraliste). A partir des années 1960, les Etats-Unis connaîtraient une inflexion, où le protestantisme évangélique donne le ton, orientant de fait la religion civile vers un sens plus moralisateur. Mais, qui sont-ils ? Comment se caractérise cette identité religieuse, « ce mouvement protestant multiforme et déconcertant », que l’on a souvent prêtée à Georges Bush Jr ?

c) Vous avez dit… évangéliques ?

« Les évangéliques. La secte qui veut conquérir le monde » : cet article français, publié par Le Nouvel Observateur, témoigne de la « célébrité médiatique très nouvelle acquise par les évangéliques », mais aussi de la « méconnaissance » qui règne au sujet du mouvement. Cette lecture n’est pas étonnante, compte-tenu qu’ils ne constituent en France que quelques centaines de milliers de personnes. Rétrospectivement, la première chose chose à souligner est le nombre mondial d’évangéliques : alors qu’ils sont environ 400 millions en 2004, d’après Fath, on en compte environ 640 millions en 2018. Statistique éclairante sur la propagation du mouvement. Cependant, la construction du terme « évangélique » a été lente. David W Bebbington, en 1989 l’a précisé en proposant quatre critères : celui de la conversion, du biblicisme (la Bible est souvent lue comme « Parole de Dieu »), du crucicentrisme (focalisation sur la croix de Jésus) et du militantisme. La « validation du croire », que nous avons étudiée en « Sociologie des religions » s’inscrit alors moins par une « lignée croyante » (Hervieu-Léger) que par l’inscription dans un « milieu croyant » (Willaime). Cependant, soulignons ici que le mouvement étant pluriel, il est difficile de le définir subjectivement et totalement. Par exemple, l’individualisme s’articule à la communauté, et même si une majorité d’évangéliques pratiquent le baptême d’adulte (après la conversion), certains évangéliques, se définissant aussi comme réformés, baptisent les enfants de la communauté convertie.

Ensuite, deux réalités historiques, qui s’articulent assez logiquement, sont dépeintes par Sébastien Fath : les réveils et le libéralisme. En effet, les évangéliques ont une histoire, d’abord européenne, à partir de la Réforme radicale du XVIème siècle (anabaptistes, puis les puritains, le baptisme, les Quakers, le piétisme). Si ce cadre est pluriel, c’est en raison du revivalisme : le mouvement évangélique respire au travers de « réveils religieux », qui secouent la vie sociale par la ferveur religieuse cristallisée, générant « des crises individuelles, débats passionnés, création de nouvelles dénomination et construction d’églises en rondins sur la frontière ». Sébastien Fath mentionne trois réveils aux Etats-Unis, en proposant l’hypothèse d’un quatrième. Le premier, qui est transatlantique, se situe historiquement dans les années 1730-40, c’est le Great Awakening. Le deuxième réveil se développe entre 1800 et 1861 (début de la guerre de Sécession), accompagnant la conquête de l’Ouest. Le troisième grand réveil, a lieu après la crise militaire, jusqu’à la fin du XIXème siècle. N’oublions pas un fait. Lorsqu’on parle de réveil, il faut s’imaginer des foules de 25000 personnes se retrouvant autour de figures devenues aujourd’hui « mythiques », tels que Jonathan Edwards, Harry Scout, John Wesley, ou encore Dwight Moody, que la presse appréciait plébisciter. Enfin, Fath suppose un quatrième grand réveil, depuis les années 1960, où les fondamentalismes et pentecôtismes jouent un rôle référent. Alors que les Etats-Unis ont largement importé une culture évangélique, l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique sont aujourd’hui les lieux de ces nouvelles religiosités — sans pour autant négliger l’importance dans la nation étasunienne, qui est le pays qui « envoie » le plus de missionnaire. En bref, ce rappel historique indique en son coeur le militantisme de ce protestantisme évangélique. Seulement, l’évolution de ces dénominations peut donner naissance à un libéralisme théologique. C’est ainsi en concurrence et en résistance à ce dernier, que certains réveils se construisent. Dans le cadre de notre compréhension de qui sont les évangéliques, il nous faut mentionner que le libéralisme du XXème siècle entraîne une rupture, celle d’une crise fondamentaliste, que Jean-Paul Willaime définit comme « un mouvement de réassurance doctrinale et éthique », par la publication de douze fascicules (entre 1910 et 1915), tirés à trois millions d’exemplaires, The Fundamentals, A Testimony to the Truth. Le XXème siècle assiste donc à un remodelage du paysage protestant américain, au travers d’une sous culture fondamentaliste, s’établissant, par exemple, en réseaux d’écoles et médias. L’on pourrait définir fondamentaliste l’évangélique qui adhère à 1) l’inerrance de la Bible (c’est-à-dire qu’elle ne peut contenir d’erreurs dans ses manuscrits originaux, y compris du point de vue scientifique), 2) le séparatisme et 3) le premilleranisme (interprétation littérale du millenium, après le retour de Jésus).  Les fondamentalistes, via la New Christian Right, se font une place en politique depuis 1970, non sans crise, à la fin du XXème siècle. C’est dans ce contexte que se forme des polarités chez au sein du réseau évangélique : les uns sont fondamentalistes, tandis que d’autres, tout en partageant une  culture commune, ne partagent pas les même accents. L’évangéliste et évangélique Billy Graham, par exemple, qui joue un rôle clé pour l’utilisation de la religion civile, collabore avec les catholiques — chose impossible pour un fondamentaliste.

Pour conclure, ces réalités politiques et religieuses posent question. Le fondamentalisme est influent, mais dans quelles proportions ? Nous tenterons progressivement de dépeindre l’hypothèse de néo-messianisme proposée par Sébastien Fath, au travers d’un aperçu des chapitre cinq à neuf.

II. Le messianisme américain en voie de transformation 

a) Une politique évangélique et guerrière ? 

L’hypothèse proposée par certains observateurs et dépeinte Sébastien Fath est celle-ci : « la maison blanche a fait l’objet d’un hold up de la part des éléments les plus conservateurs des évangéliques ». Ainsi, la figure de Georges Bush entourée de son administration semble essentielle pour comprendre le phénomène. Billy Graham, l’évangéliste le plus influent en politique au XXème siècle, a joué un rôle particulier dans la vie du président : ce serait par cette rencontre que la foi de Bush aurait été renouvelée (c’est un ancien enfant de choeur), en 1985. Ainsi, le système de valeur politique de Bush s’appuierait sur l’action du Créateur, dans le cadre de la religion civile. Seulement, Sébastien Fath touche un point intéressant : c’est le fils de Billy Graham, Franklin, qui prie lors de la prière d’investiture du président Bush, en janvier 2001. Celui-ci, qui est plus conservateur que son père, viole implicitement « la religion civile qui appelle à éviter une réduction confessionnelle de Dieu ». Nous pouvons illustrer cet exemple, par la prière qu’il a faite en 2017 lors d’un Phoenix Convention Center en présence de Trump, où après avoir dit « Je ne veux pas prier une prière générique », il propose de prier « comme sa maman lui a dit de prier », c’est-à-dire « au nom de Jésus ». De fait, le cercle administratif de Bush Jr est assez proche des évangéliques, avec des personnalités qui revendiquent l’être, tels que John Aschroft, fils de pasteur pentecôtiste et premier sénateur qui à avoir appelé Bill Clinton à la démission, après l’affaire Lewinski ; Tommy Thomson, secrétaire d’Etat à la santé, Michael Gerson, rédacteur des discours de Bush ; Andrew Card, chef du personnel de la maison blanche et mari d’une pasteure évangélique ; Christian Rove ; Ralph Reed ou encore Tom Delay, fondamentaliste baptiste. Ces quelques figurent illustrent qu’un réel réseau mis en place par les évangéliques, qui sont cependant attachés à la séparation des Eglises et de l’Etat. « Ils sont soupçonnés de rechercher le rétablissement d’une religion officieuse où les « bons » feraient la loi ». Cependant, cette ligne est complémentaire à une réalité politique que Sébastien Fath estime plus centrale : le pragmatisme.

En effet, au chapitre six, l’auteur propose un contrepoids à son argumentaire précédent. Bush Jr semble ainsi être un promoteur du pluralisme, reconnaissant les religions reconnues, notamment l’islam et les religions de l’Asie du Sud. Comment comprendre le rapport entre la visibilité évangélique et le pragmatisme de Bush ? En fait, l’hégémonie ne se réduit pas au « théoconservateurs ». Dans l’autre versant de la politique étasunienne, Sébastien Fath présente un pouvoir qui leur échappe. En ce sens, les expressions de piété de Bush sont beaucoup plus politiques qu’on ne l’imagine. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’affaire Karla Tucker, condamnée à mort, avec accord du président malgré le fait qu’elle se soit convertie à l’évangélisme en prison et les appels de Pat Roberson ou du pape Jean Paul II. Ce serait plutôt alors le sens de l’efficacité qui cristallise les principes washingtoniens. Alors, pas étonnant que Bush soit également connu pour sa susceptibilité, sa « grossièreté ». Pas étonnant non plus que Bush aille à l’encontre de la majorité de l’avis des Eglises concernant la guerre contre l’Irak. La Southern Baptist Convention est un des seuls soutiens importants favorables à la guerre. Même les fondamentalistes, représentés par Jerry Falwell et Pat Roberson n’apportent pas leur soutien. Cette réalité politique se trouve en relation avec son ouvrage Militants de la Bible aux Etats Unis, que nous avons également lu. Très rapidement,  voici les problématiques auxquelles réponds Fath. D’une part, il met en évidence le fait que le rôle social des églises évangéliques dans la Bible Belt a été très important. De la chute anglicane, en passant par la Guerre de Sécession et les politiques de ségrégation, le protestantisme évangélique a exercé un contrôle social fort qui est dans un premier temps resté attaché aux traditions et s’est opposé aux tentatives de progrès social (notamment envers les Noirs), puis qui a évolué vers un progrès économique, moderne et social, au profit du discours interracial et déségrégationniste, mais en gardant cette composante conservatrice en son sein. En bref, l’intérêt, en politique, c’est la Nation, pas le principe de religion. Mais la réalité est beaucoup plus complexe, quasi-dialectique. Doug Wead, qui rapproche Bush Jr de la New Christian Righ révèle et exprime ce paradoxe ainsi : « Il ne fait pas de doute que la foi présidentielle est calculée et il ne fait pas de doute non plus que la foi présidentielle est réelle. Je dirais que je ne sais pas, et Georges Bush Jr ne sait pas non plus quand il manifeste une foi personnelle authentique, et quand tout ceci est calculé ».

Finalement, l’hypothèse selon laquelle l’option militaire de Bush serait d’influence chrétienne tombe à l’eau. Les pressions les plus virulentes contre celle-ci proviennent justement de cette influence (l’Eglise de Bush, par exemple, critique vivement le choix militaire). L’épisode de 2003 a établit entre les évangéliques un fossé d’opinion : ainsi, la moitié des internautes de cette confession approuva la guerre en raison d’un changement de régime, l’autre moitié la désapprouva. Les divers intérêts entrant en jeu contrastent donc la relation politico-religieuse.

b) Les mutations du messianisme

Nous en arrivons à une compréhension beaucoup plus claire de la politique américaine. Celle-ci s’insère au coeur d’une lente sécularisation, qui voit le déclin des « utopies de salut traditionnelles », en parallèle d’une globalisation qui projette de nouvelles variation de la Civil Religion, en direction de la planète. Dans cette démarche, il faudrait dire « In Gods we trust », signifiant par là que les Etats-Unis tolèrent une multiplicité d’appartenances. De nouveau rétrospectivement, on pourrait ici signaler que Donald Trump, lors de sa prière d’inauguration en tant que président, a demandé a différents représentants religieux de prier. La majorité était chrétienne (les diverses confessions représentées), et un rabbin a également prié. Les autres représentants des cultes étaient présents, lors de la cérémonie, ce qui a fait débat, notamment sur la présence de l’imam Mohamed Magid, directeur exécutif de l’organisation All Dulles Area Muslim Society. Comme nous l’avons défini au départ de cette présentation, la religion civile « traditionnelle » se matérialise par l’héritage WASP, l’accent sur la foi et la prière, l’individualisme, le messianisme et l’optimisme. Or, le messianisme suppose de se projeter vers les autres, le monde. Sébastien Fath questionne : « Comment la dimension messianique de la Civil religion s’est elle déclinée ? ». Il propose, afin de saisir son évolution, une comparaison entre Bush Jr, à l’aune du XXIème siècle, et Wilson, près d’un siècle auparavant. Trois éléments compose le messianisme wilsonnien : d’abord, une vision optimiste, où l’Amérique joue un rôle moteur. Ce sont ici les 14 points de Wilson, connus des programmes d’histoire. Ensuite, son idéalisme universaliste, hostile au nationalisme. Enfin, un principe « d’autolimitation, qui dissocie l’Amérique du divin ». Dans ce cadre, l’horizon eschatologique approche, par la force étasunienne. Fath voit des redites, mais également des décalages avec le messianisme du XXIème siècle.

En effet, il semble qu’il n’y ait pas d’opposition entre nationalisme et universalisme chez Bush, comme si le premier se confondait avec le second. Ainsi, le messianisme « bushien » tends à l’uniatéralisme, c’est à dire à la considération seule des intérêts de la Nation. Il est intéressant de mentionner les travaux sur le messianisme, de Danièle Hervieu Léger et de Jean Paul Willaime, analysant ceux d’Henri Deroche. Le dispositif utopique du messianisme est perçu ainsi : « Si les utopies messianiques embrassent en général tous les aspects possibles du monde nouveau qu’elles annoncent, elles font couramment d’une dimension particulière de la vie collective le pivot de cette transformation globale : la politique, l’économie, l’organisation sexuelle et familiale, le rapport à la nature ». C’est dans cette optique que se développe un néomessianisme sécularisé, comme troisième phase de la religion civile. Le glissement s’établirait : l’Amérique interventionniste de 1917 rompt avec cette compréhension de la politique, où 2001 constitue un choc pertinent. C’est à la fois la conclusion, et ce qui transparaît en filigrane de la réflexion de Dieu bénisse l’Amérique, la religion de la maison-blanche, à savoir : comment s’effectue ce basculement ? Après les mainline churches, et le protestantisme évangélique, la religion civile deviendrait sécularisée, « découplée du christianisme » ? (rappelons que Fath écrit avant 2004) Peut-on encore parler de messianisme ?

c) Le Messie, déjà parmi nous ?

Telle est l’hypothèse de Sébastien Fath : le Messie est déjà là ! Ce sont les Etats-Unis eux-mêmes qui deviennent leur « propre absolu », ayant investi les attributs de la puissance suprême. En effet, Sébastien Fath constate un contraste après 2001, à savoir l’exaltation de la supériorité unipolaire américaine. Prudemment, l’auteur mentionne plusieurs indices. D’abord, la fonction jouée par le Président Bush. Alors que les « professionnels de la religion » s’occupaient d’être les « grands prêtres », comme un Billy Graham a pu l’être pour plusieurs politiciens, c’est à présent le président lui-meme qui investirait ce rôle. De quelle façon ? D’abord, il faut préciser que l’hypothèse de Fath semble se situer dans « l’image et l’imaginaire » : faire du Président le « grand prêtre » ne sous-entendrait donc pas d’en faire un dictateur ou un roi. Dans notre contexte (2018), un élément très intéressant peut être mentionnée, à savoir une « procédure très inhabituelle ». Fath parle ici de la pratique de l’imposition des mains sur le président par de célèbres prédicateurs, sorte d’affirmation de son appel divin à la présidence. Ce rite a profondément questionné. De notre point vue, la thématique devient tout à fait intéressante. En effet, les présidents successifs (Obama, Trump) ont tour à tour poursuivi la pratique en question. Bien plus, une sorte de « bataille » s’est effectuée, par exemple entre Hillary Clinton et Donald Trump. L’un comme l’autre s’est fait « imposer les mains », en d’autres termes, attribué la « fonction sacerdotale » biblique. La notion proposée par Sébastien Fath semble très pertinente.

Un autre indice que Fath met en avant, est celui de « l’emprise considérable d’idéologues détachés du christianisme », constat contrastant avec le réseau évangélique pourtant lui aussi présent. Il les qualifie de néoconservateurs straussiens, dont le messianisme est ardent, la démocratie « autoritaire » où « la menace interne et externe peut conduire à subordonner les droits individuels à l’exercice discrétionnaire d’un pouvoir adossé à des valeurs intransigeantes ». Contrairement aux premillaristes, ils s’inscrivent au sein d’un postmillenarisme (vision eschatologique optimiste) dénué de dieu transcendant. Dans ce cadre, le Royaume s’établit sur terre progressivement : ils sont internationalistes. L’un des constats les plus intéressants, est celui de l’évolution géo-militaire. Alors que la guerre contre Saddam Hussein, en 1991, avait été menée au nom du droit, sous l’égide du Conseil de Conseil de Sécurité, l’offensive conduite en Irak en 2003 indique que « la force américaine se substitue à la légitimité internationale ». On ne retrouve pas un Barack Obama dans cette perspective, tandis qu’un Donald Trump s’y inscrit assez nettement. Cependant, Sébastien Fath nuance l’argument, en raison d’interventions précédentes, comme à la Grenade (1983), au Nicaragua (1979-89), au Panama (1989), en Somalie (1992), en Irak (1998), en Afghanistan (2001-2002). Ainsi, l’invasion irakienne marque, dans cette continuité, une rupture dans son intensité et dans son échelle, mais pas dans sa nature. Enfin, Sébastien Fath précise que si cet hypothèse tend à se vérifier, aussi au travers du « cinéma de sécurité nationale » popularisé par l’industrie hollywoodienne, elle pourrait également connaître un « retour de balancier », où l’utopie du Dieu transcendant resterait l’étendard d’une foi chrétienne comme « forme de garde fou » face à la démesure.

Conclusion

Pour conclure, l’ouvrage de Sébastien Fath, d’un point de vue personnel, m’a permis de reconsidérer à bien des égards la question du politico-religieux, au travers d’un exemple difficile à appréhender en France, en raison d’un antiaméricanisme intellectuel réel. Il apparaît que sur la base d’une documentation importante, l’auteur de Dieu bénisse l’Amérique, offre une compréhension historique et sociologique des relations entre religion et politique aux Etats-Unis. Dans ce cadre, les religions, et plus précisément le protestantisme, joue un rôle central dans les affaires publiques, affirmé aussi par le visage médiatique français donné à la politique étasunienne. Au coeur de cette étude se trouve l’hypothèse d’un basculement de la Civil Religion américaine, qui, marquée par la présence évangélique depuis les années 1960, se sécularise : l’Amérique ne se « fantasme plus comme le meilleur serviteur de Jésus », mais se substitue à lui. Sorte de Messie entré au millenium (voir Apocalypse 20), les Etats-Unis respirent déjà leur propre odeur (l’American Way of Life), au travers d’un salut mondialisé.

On pourrait ainsi se demander s’il est possible, pour un candidat à la présidentielle, de négliger la question religieuse. En outre, la victoire de Donald Trump, surprise pour l’ensemble de la sphère journalistique, apparaît comme un « retour des évangéliques » : est-il question d’une mise en scène médiatique, largement populaire et plus contrastée dans ses réalités ? Contrairement à Bush Jr, qui est un baptiste, Donald Trump est presbytérien. Cependant, son vice-président, Mike Pence, n’est-il pas un évangélique ultra-conservateur, mettant en avant son identité de « born again » ? Il n’est pas étonnant que l’écrasante majorité des évangéliques (81%) aient voté en faveur de Donald Trump. Ainsi, la moitié des conseillers personnels de Donald Trump sont aussi pasteurs. Est-ce là une simple image de la religion civile ? Ces questions ouvrent de nouveaux horizons historico-sociologiques, sur le protestantisme.

Une réflexion sur “Dieu bénisse l’Amérique : la religion de la Maison blanche

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